Le Renard Déchaîné

« Le cauchemar d’une nuit d’été »

La procédure de nomination de l’économiste en chef de la DG COMP :

Chronique d’une crise politique dont notre institution et notre fonction publique se seraient bien passées !

Pouvons-nous considérer cette affaire close ? Pas pour autant !

Merci de votre confiance !

Vous avez été nombreuses et nombreux, à la Commission mais aussi au sein des autres institutions européennes, à nous faire part de votre déception et votre indignation face à la gestion chaotique de la nomination de l’économiste américaine Fiona Scott Morton au poste d’économiste en chef de la DG COMP qui a provoqué de fortes réactions tant au niveau politique qu’au sein de l’opinion publique (cf revue de presse reprenant des centaines d’articles de divers journaux ).

Force est, en effet, de constater que cette affaire a suscité de vives réactions de toutes parts. Ce qui, d’une part, témoigne du sentiment d’appartenance des citoyens et de la société civile à l’égard de l’Union européenne, ainsi que du souci de préserver nos valeurs fondamentales, et c’est un point très positif pour l’avenir du projet européen. D’autre part, il est regrettable qu’eu égard aux premières réactions de notre institution rejetant toute critique, ces mêmes acteurs aient eu le sentiment, une fois de plus, de ne pas avoir été entendus, voyant leurs appréhensions et leurs revendications purement et simplement ignorées ou même ridiculisées.

Un cadeau immérité pour les ennemis du projet européen et de notre fonction publique ?

Tout d’abord, vous nous avez fait part de vos craintes quant aux conséquences que cette affaire pourrait avoir à un an à peine des prochaines élections européennes, qui s’annoncent, aussi en raison du Qatargate,  de plus en plus cruciales pour la défense du projet européen .

Dans ces conditions, vous avez, une nouvelle fois, fait appel à R&D pour faire entendre votre voix et pour disposer de notre analyse en reconnaissant que nous avons toujours été très à l’écoute de vos appels pour défendre l’image de notre institution et la crédibilité de ses procédures de nomination en dénonçant avec la plus grande fermeté les affaires susceptibles d’ébranler la confiance des citoyens européens (cf.  Qatargate, Barroso & Kroesparachutages, Nomination du Secrétaire général de la Commission européenne…etc).

En vous remerciant une nouvelle fois de votre confiance, il nous semble nécessaire de souligner que cette procédure de nomination est devenue d’autant plus malheureuse eu égard aux arguments avancés par la Commission pour la défendre face aux critiques venant de tout bord.

En effet, alors que c’était une première qu’un candidat non européen soit sélectionné sur un poste de haut niveau et de grande importance, les réponses de la Commission visant à rejeter toutes les critiques et à presque banaliser cette décision, font craindre que notre institution pourrait même à l’avenir généraliser cette approche

Si tel était vraiment le cas, nous ne pourrions que confirmer tous nos doutes en réaffirmant avec force deux principes essentiels:

1. L’Union européenne (UE) n’est pas une multinationale recrutant les meilleurs talents à travers le monde, mais une entité supranationale composée d’États membres qui ont confirmé leur attachement au projet européen. C’est précisément la raison pour laquelle le statut exige que les candidats à tout emploi soient ressortissants de l’un des États membres de l’Union pour être recrutés, confirmant ainsi le caractère exceptionnel de toute dérogation à ce principe de base, qui doit donc être dûment justifiée. . 

2. Le personnel des institutions européennes n’est pas un corps d' »apatrides » sans âme au service d’un quelconque projet politique. La fonction publique européenne est, et doit rester, une « fonction publique de mission » fondée sur la « loyauté-identité » de chaque membre du personnel avec le projet européen et les institutions qui sont appelées à le mettre en œuvre.

C’est ainsi que le personnel agit à tout moment pour défendre les valeurs et les intérêts du projet européen.

Le statut est basé sur cette approche identitaire, qui veut que le personnel se consacre entièrement à sa tâche, à sa mission, presque comme un don de soi, en se mettant à tout moment à la disposition de son institution.

C’est pour ces raisons que le personnel des institutions ne peut en aucun cas être perçu comme un corps de « mercenaires » indifférents et déconnectés du projet européen.

Et c’est pour ces raisons que l’article 28a du Statut (SR) et les articles 12.2 et 12.23 du Régime applicable aux autres agents (RAA) exigent que les agents soient citoyens européens pour être recrutés, et que les exceptions doivent être strictement limitées et dûment justifiées. Et c’est toujours pour ces raisons que, jusqu’à présent, ces exceptions ont été extrêmement limitées et n’ont jamais concerné un poste aussi important que celui de l’économiste en chef de la DG COMP.

C’est précisément pour ces raisons que l’argument avancé par la Commission selon lequel la restriction aux citoyens européens limiterait la possibilité de recruter les meilleurs candidats sur le marché mondial est absolument inacceptable, car il vise à nier la véritable nature de notre fonction publique et des missions qui lui sont confiées et il est en contradiction avec les dispositions susmentionnées du statut.

Il serait évidemment inacceptable de prétendre que le respect du statut priverait les institutions de la possibilité de recruter les meilleurs candidats.

Dans la mesure où il s’agit de défendre les valeurs de la fonction publique européenne pour illustrer les dangers futurs qui pourraient découler de cette affaire et en tirer toutes les leçons, il est important de rappeler toutes les étapes de ce « cauchemar d’une nuit d’été ».

Rappel des faits et de la chronologie des événements

L’avis de vacance…

Le 7 mars 2023, l’avis de vacance du poste COM/2023/10427 pour la fonction d’économiste en chef pour la concurrence auprès de la DG COMP au grade AT AD 14 a été publié avec une date de clôture fixée au 14 avril 2023 à 12h00 (midi).

La dérogation aux dispositions de l’article 12.2 du RAA concernant la nationalité des candidats

Lors du lancement de cette procédure, la Commission avait décidé « d’autoriser une dérogation aux dispositions prévues par l’article 12, paragraphe 2 point a), du régime applicable aux autres agents de l’Union européenne en ce qui concerne l’exigence d’être ressortissant d’un des États membres pour pouvoir être engagé en tant qu’agent temporaire ».

Il est à noter que cette dérogation n’avait jamais été appliquée auparavant lors du pourvoi de ce même poste.

Bloomberg Law aurait-il volé la boule de cristal de R&D ?

Le 21 avril 2023, en ayant recours à la « boule de cristal » de R&D », qui nous a permis à maintes reprises d’annoncer le membre du cabinet qui aurait été nommé dans le cadre du « parachutage » organisé, Bloomberg Law affirme savoir que c’est Mme Fiona Scott Morton qui sera nommée à ce poste :  EU to Tap Former Obama Enforcer as Top Antitrust Economist « .

Le 2 mai 2023, six organisations européennes ont appelé la Commission, déclarant qu’elles connaissaient déjà le nom du candidat qui serait nommé et exprimant leurs réserves, demandant à la Commission de ne pas nommer Mme Fiona Scott Morton à ce poste (link)

En particulier, Balanced Economy Project, Corporate Europe Observatory, European Digital SME Alliance, Irish Council for Civil Liberties, Lobby Control et Open Markets Institute (Europe) ont exprimé leurs profondes inquiétudes quant à la procédure de recrutement et notamment sur les potentiels conflits d’intérêts en raison des services de consultance offerts par le passé par Mme Fiona Scott Morton à Apple, Amazon, Microsoft, Sanofi et Pfizer et expriment toutes leurs craintes que sa proximité avec les grandes entreprises de la Tech puisse gêner sa capacité à appliquer le droit de la concurrence de l’UE de façon neutre et efficace dans ce même domaine

Et ce, alors que l’UE s’apprête à lancer le « Digital Market Act » et que plusieurs enquêtes antitrust sont en cours concernant Apple, Google et d’autres grandes entreprises de la Tech

En outre, les organisations rappellent que l’exigence d’être citoyen d’un EM avait toujours été reprise par le passé dans les avis de vacances publiés pour ce poste et considèrent qu’il n’est pas crédible que parmi les 450 millions de citoyens européens il n’y ait pas un seul autre candidat disposant des compétences requises et pouvant être recruté sur ce poste.

Ils soulignent également l’importance de maintenir la foi des citoyens européens envers les institutions de l’Union européenne.

Le 11 juillet 2023, considérant que les arguments repris dans la lettre de ces organisations et les critiques formulées n’étaient pas de nature à remettre en cause la procédure organisée, la Commission a finalement décidé́, lors de la réunion du collège du 11 juillet 2023, de nommer Mme Fiona Scott Morton en tant qu’économiste en chef de la DG Concurrence.

Le 14 juillet 2023, les présidents de quatre groupes politiques du Parlement européen demandent à la Commission la réouverture de la procédure de nomination !

Stéphane Séjourné (Groupe Renouveau Europe), Manfred Weber (Groupe Parti Populaire Européen), Iratxe Garcia Pérez (Groupe Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates), Philippe Lamberts (Groupe Verts/Alliance Libre Européenne), les présidents des groupes parlementaires, adressent  un courrier de protestation  à la Commission européenne.

Au nom des groupes politiques qu’ils représentent et qui constituent une très large majorité du Parlement européen, ils s’opposent fermement au recrutement de Fiona Scott Morton et demandent à la Commission de reconsidérer sa décision prise lors de la réunion du Collège du 11 juillet pour les raisons suivantes :

· Incompréhension quant à la raison pour laquelle un candidat non européen a été pris en considération ;  

· Vues opposées de la candidate concernant la mise en œuvre du règlement DMA (Digital Market Acts) et possible conflits d’intérêts entre son nouveau rôle et ses fonctions antérieures au sein d’un grand nombre d’entreprises américaines de la Tech;

· Attachement à une politique industrielle indépendante, en particulier la souveraineté numérique sur notre continent. sovereignty on our continent.

Le 18 juillet 2023, la vice-présidente Margrethe Vestager est auditionnée par la commission ECON du PE : une audition qui n’a pas convaincu les parlementaires européens ! (video )

Avant l’audition, Emmanuel Macron, Président de la République française, s’était déjà déclaré  » sceptique  » face à ce choix et de souligner que « si nous n’avons aucun chercheur (européen) de ce niveau pour être recruté par la Commission, ça veut dire que nous avons un très grand problème avec tous les systèmes académiques européens » (video ).

Face aux eurodéputés, Mme Vestager a rappelé qu’il s’agissait d’un poste de conseiller à durée déterminé de 3 ans avec prolongation de 2 ans et qui a pour rôle de fournir des conseils économiques en soulignant le besoin de recruter sur ce poste un expert en économie de l’organisation industrielle, un universitaire de renom qui connaît les réalités du marché actuel et fortement engagé en faveur du service public. Le rôle du chef économiste est un rôle de conseiller sans pouvoir décisionnel qui fait rapport au Directeur général de la COMP. Il/elle ne décide pas si une affaire antitrust doit être ouverte ou fermée, si une fusion doit être autorisée ou si l’aide d’état doit être approuvée ou déclarée incompatible. Concernant les critiques émises au sujet de la citoyenneté américaine, elle a considéré qu’il aurait été erroné de priver la Commission et les européens des meilleurs conseils économiques possibles en soulignant qu’il s’agissait là d’un profil très spécialisé et rare et que c’est pour ces raisons que la Commission avait pris la décision d’ouvrir le poste à des candidats de toute nationalité ».

Concernant les risques de conflits d’intérêt, Mme Vestager a souligné que la candidate et la Commission avaient toujours été transparents sur ce point y compris sur le fait que certains des consultants étaient des compagnies de la TECH mais que l’expérience acquise devait être considérée comme un atout et non pas un désavantage. Et dans tous les cas, elle a confirmé que la Commission allait scrupuleusement respecter les procédures d’application en la matière.

Elle a confirmé que la Commission avait reçu onze candidatures, dont quatre correspondaient aux critères d’éligibilité dont trois étaient ressortissants de l’Union européenne et que le professeur …avait été retenue à la suite de toutes les étapes de la procédure de sélection.

Les eurodéputés n’étant pas convaincus par ces explications ont alors confirmé toutes leurs réserves.

En effet, les députés ont soulevé à plusieurs reprises la nécessité de protéger la confiance dans les institutions européennes, de garantir à tout moment le respect, la transparence et la crédibilité des procédures de nomination afin de protéger les intérêts de l’Union européenne et de ses citoyens.

Ils ont tenu à reconnaître tous les mérites de l’action de la Commission et de Mme Vestager dans ce domaine, qui a permis de donner le coup de sifflet final mettant fin au Far West, tout en trouvant néanmoins incompréhensible que cela se solde par la nomination d’un « shérif américain ».

R&D partage pleinement cette évaluation très positive des résultats obtenus qui, à notre avis, doivent absolument figurer parmi les réussites les plus remarquables du Collège Von der Leyen, comme l’a souligné à juste titre notre Présidente dans son discours sur l’état de l’Union.  

De même, à aucun moment les qualifications de la candidate n’ont été remises en doute, mais ils ont soulevé la question des conflits d’intérêts liés à ses anciennes activités de consultante pour les  » Big Five « , alors que l’Union européenne est en train de mettre en place deux règlements dans ce domaine.

Ils ont également insisté sur la question de l’habilitation de sécurité, soulignant qu’en tant qu’économiste en chef, Mme Scott Morton aura accès à des informations confidentielles de l’UE, ce qui nécessite une habilitation de sécurité de la part d’un État membre. À cet égard, elle a fait valoir qu’il pourrait s’agir d’un point de blocage dans la mesure où les États-Unis ne seront pas en mesure de délivrer une telle autorisation. De plus, les autorités américaines exigent que les candidats sur un poste équivalent au sein de leur administration soient de nationalité américaine, précisément pour des raisons de sécurité intérieure.

En posant ouvertement la question : « En imposant la nationalité américaine aux candidats à des postes de ce type, les Américains sont-ils anti-européens ou sommes-nous naïfs ? ».

Mme Vestager a répondu que Mme Scott Morton n’avait pas besoin d’une habilitation de sécurité parce qu’elle ne serait pas nécessairement appelée à travailler avec des informations qui le nécessitent et que, dans tous les cas, s’il devait y avoir des difficultés, la Commission aurait su les gérer.

En conclusion du débat, en confirmant toutes leurs réserves, les députés ont réitéré à leur tour l’objection selon laquelle il n’était pas crédible que la Commission n’ait pas pu trouver un candidat qualifié pour ce poste et ressortissant d’un EM parmi les 450 millions de citoyens européens.

Selon la presse, le 19 juillet 2023, à savoir le lendemain de l’audition, cinq commissaires européens ont écrit à la présidente von der Leyen afin de réclamer une réévaluation de cette nomination.

Le haut représentant de l’UE pour les affaires européennes, Josep Borrell, les commissaires à l’industrie, Thierry Breton, aux affaires économiques, Paolo Gentiloni, à la cohésion, Elisa Ferreira, et à l’emploi, Nicolas Schmit, ont demandé, dans une lettre adressée à la présidente Ursula von der Leyen, que le recrutement soit « ré-évalué » (lien).

Le même jour, Fiona Scott Morton renonce au poste

Dans un courrier à Mme Vestager (lien ), elle annonce qu’«étant donné la controverse politique provoquée par la sélection d’une non-Européenne pour occuper ce poste, et l’importance pour la direction générale [de la Concurrence] d’avoir le plein soutien de l’Union européenne […], j’ai estimé que la meilleure chose pour moi était de me retirer ».

Par sa décision, Mme Scott Morton a coupé court à une crise qui risquait de s’amplifier à tous les niveaux et qui dans tous les cas rendait problématique son activité au sein de la DG COMP.

Nous ne pouvons que la remercier pour son choix, qui témoigne également de sa sensibilité politique.

Pouvons-nous considérer cette affaire close ? Pas pour autant  !

Il a fallu une semaine de temps pour rebattre les cartes et les déposer à nouveau sur la table !

Valait-il la peine d’adopter une décision politiquement si sensible, et ce, à quelques jours des vacances politiques, suscitant une telle avalange de polémiques, suscitant de nouvelles critiques concernant les procédures de nominations et des doutes concernant la capacité de notre institution d’appréhender et/ou de gérer les conflits d’intérêts ?

Quelle que soit la réponse à ces questions, nul ne peut douter que nous n’avions nullement besoin de cela à quelques mois à peine des prochaines élections européennes.

R&D demande que :

– les arguments avancés pour défendre cette nomination ne constituent pas l’annonce d’une « nouvelle approche » visant à déroger largement aux conditions imposées par le statut sous prétexte de recruter les meilleurs candidats dans le monde entier, de faire preuve d’ouverture, quelle que soit leur nationalité, et ce, sans la moindre prise en compte de la nature et de la mission de notre fonction publique européenne. 

– toutes les leçons soient tirées de cette affaire aussi dans le cadre de l’organisation de la nouvelle procédure qui sera relancée pour ce poste.

Cristiano SEBASTIANI,

Président